jeudi 23 octobre 2014

Une prison presque parfaite


En science fiction, le thème le plus casse-gueule est peut-être celui du voyage dans le temps. Les paradoxes sont immédiats et les oui mais... surgissent par rafales, détournent l'attention du lecteur et permettent difficilement le maintien de cette suspension de crédulité nécessaire à la lecture d'un récit normalement impossible. Si c'est impossible, où est l'intérêt ?
Parfois, pourtant, l'idée de départ permet, non d'y croire, mais d'oublier pour un temps les paradoxes et de se laisser happer. Récemment, au cinéma, fut à ce titre la bonne (et si rare) surprise : Looper.
Dans un registre moins violent, Silverberg nous sert avec les Déportés du Cambrien, une idée de départ alléchante : un gouvernement sans scrupule rétablit une forme de peine de mort, la déportation à vie, un milliard d'années dans le passé, en une ère où il n'y a rien sinon de la terre, de l'eau, de l'air et des trilobites.1

D'une bonne idée de départ, donc, Silverberg gâche malheureusement à peu près tout. Ses déportés sont des activistes d'extrême gauche auxquels, par définition, on ne peut guère s'attacher, et la fin du roman est calamiteuse : tout l'intérêt de la situation terrible de ces hommes tient à leur isolement absolu, au souvenir de leur monde qui n'existera pas avant un milliard d'années et à l'impossibilité de jamais le revoir. Il fallait développer ce thème. Or Silverberg a préféré nous conter par de longs flash-backs le passé terroriste (et sans intérêt) de ses « héros ». Mais plus grave, il leur offre en toute fin une porte de sortie, ruinant ainsi toute l'idée d'une déportation temporelle sans espoir de retour. Sabotachh !

1. Le roman date de 1968. Selon la classification actuelle, un milliard d'années en arrière correspond au Tonien, soit 500 millions d'années avant le Cambrien.
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Robert Silverberg, Les Déportés du Cambrien, Le livre de poche, 2002, 191 pages.

mercredi 22 octobre 2014

Entre deux eaux


C'est une nef immobilisée en un lieu vide et gris de l'espace. Ballottée par de lents courants et l'agitation fiévreuse des quatre cents âmes égarées qui la peuplent. Cela pourrait être quelque part dans le nuage d'Oort, un ponton délabré collé à une comète morte. Mais c'est sur l'Elbe, à quelques lieues de Hambourg. Pour les réfugiés ça ne fait pas de différence, eux seuls savent qu'ils sont ici, le reste du monde les ignore et ne veut rien voir. Ils sont dans un no man's land administratif. Sans ressource, sans papier, sans talent. Chacun dans l'attente de la résolution positive d'une procédure mal expliquée.

L'Union Européenne ne sait pas dire non et ne peut pas dire oui. Que faire ? Et bien elle dépense de l'argent. La subvention supplée l'initiative, l'argent neutralise l'impuissance. l'UE missionne des commissaires pour établir des profils, étudier chaque cas, rédiger un rapport. Les commissaires se font concurrence, s'auditent plus ou moins officiellement, pensent à leur avancement. Et les sujets d'études dans tout ça ? Et la résolution du problème ?
Il est piquant de constater que ce qui préoccupe en premier lieu l'UE, c'est de savoir si le pays d'accueil traite bien les ressortissants. Non pas le devenir de ces pauvres gens, mais la moralité du pays membre qui se trouve chargé de l'affaire. Dans cette grande machine positive, le salut d'autrui finalement ne compte pas, ce qui compte c'est soi-même et l'image que l'on veut se donner. On ne dit pas oui, on ne dit pas non. L'UE est l'espace des peut-être. Et des commissaires.

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Thierry Marignac, À quai, Rivages, 2006, 223 pages.

mardi 21 octobre 2014

Jusqu'ici tout va bien






« — L'islam suscite un formidable engouement dans ce pays ! Les jeunes Français se convertissent en masse et ceux que vous dites issus de l'immigration éprouvent une véritable soif de religion : ils reviennent à leurs racines. Ce raz-de-marée, vous ne pourrez pas le contenir. Les musulmans de France ne se reconnaissent pas dans le système actuel. Ils doivent changer les choses. Ils vont changer les choses ! Mais les juifs et les chrétiens résisteront. Tout comme la gauche dégénérée qui vous gouverne. Ces bouleversements ne se feront pas sans heurts. Il faudra lutter. Se battre. Gagner par l'épée autant que par les mots. Nous sommes l'épée de l'islam. Et nous préparons le combat qui se déroulera bientôt ici même, dans votre pays. Pas au Moyen-Orient, pas dans les montagnes d'Afghanistan : au cœur de vos villes. Je parle d'une guerre qui touchera tous les français. Une guerre des mondes entre les infidèles et l'Oumma.
— Avec six ou sept millions de musulmans qui n'adhèrent pas tous à vos idées, vous ne pensez pas qu'il s'agit d'une perspective un peu éloignée ?
— Moins que vous ne semblez le croire. Près de quinze pour cent de la population française sont musulmans. Un chiffre en hausse permanente ! Et n'oubliez pas que quelques centaines d'hommes perdus dans les montagnes d'Afghanistan ont changé définitivement la face du monde, avec les opérations du 11 septembre 2001 ! Je peux vous le dire, je me trouvais là-bas à cette période ! D'ici quelques années, des partis politiques musulmans verront le jour à travers la France. Leurs parcours sera semé d'embûches et de difficultés. Mais nous demeurerons à leur côté. Nous les protégerons, comme un père prend soin de ses enfants. Si les infidèles tentent de leur barrer la route, nous frapperons si fort qu'ils en resteront pétrifiés. Avec une violence qui dépassera tout ce que vous pouvez imaginer.
— Si je comprends bien, vous comptez « escorter » les futurs responsables politiques musulmans jusqu'aux marches du pouvoir français ? Y compris par la terreur ?
— Exactement.
— Mais si ces partis ne gagnent pas les élections ?
— Ils les gagneront. Peut-être pas la première fois, mais ils les gagneront. Si personne n'entrave leur liberté de parole, alors les Français comprendront que l'islam propose un système plus juste et plus égalitaire que toutes les escroqueries inventées par l'homme : capitalisme, socialisme, communisme... La Loi de Dieu est parfaite. Elle apportera le bonheur à tous. Y compris aux chrétiens et aux juifs. Nous veillerons seulement à ce que les responsables musulmans puissent s'exprimer.
— Quand vous parlez d'un parti musulman, vous pensez aux salafistes ?
— Il n'existe aucune autre forme d'islam ! Les modérés de votre CNCM sont des catins à la solde des infidèles.
— Et si un tel parti se retrouve frappé d'interdiction ? Que se passera-t-il ?
Les muscles de la mâchoire légèrement crispés, il pointe un doigt menaçant dans ma direction en s'approchant de quelques centimètres.
— Si la France entre en guerre contre l'islam, elle en paiera le prix. Nous la frapperons au cœur. Dans ses bus, dans ses trains, dans ses gares, dans ses avions, dans ses centres commerciaux... Vous marcherez dans les tripes et dans le sang ! Et vos dirigeants n'échapperont pas non plus au carnage. », p. 338-9.

« — De quel genre de cibles parlons-nous ?
— La première concerne les avions.
— Des détournements ?
— Non. Les systèmes de détection et de contrôle rendent aujourd'hui très difficiles les détournements comme ceux du 11 septembre. Et puis, quel intérêt ? Pas besoin de s'introduire dans un aéroport pour détruire un avion. Nous possédons des missiles sol-air capables de faire exploser un gros-porteur au décollage ou à l'atterrissage. Sans même nous approcher des pistes ! Je peux en parler, car il n'existe absolument aucune parade à cette menace. À moins de quadriller les aéroports sur plusieurs dizaines de kilomètres à la ronde, avec des caméras et des hommes en armes vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Et encore ! Un commando de martyres déjouerait l'ensemble de ces défenses sans le moindre problème.
— Vous possédez des missiles sol-air ? En France ?
— Quelle question ! On ne va pas leur balancer des pierres ! », p. 377.

« — Les avions représentent des cibles faciles pour nos agents. Mais il ne s'agit pas du seul objectif que nous pouvons atteindre. Pour les trains, nous envisageons deux types de scénarios. Le premier consiste tout simplement à embarquer un martyre dans le wagon de tête d'un TGV. À pleine vitesse, l'explosion de quelques dizaines de kilogrammes de Semtex fera dérailler l'ensemble du convoi. Il se transformera en une prison de métal, coupante comme des millions de lames de rasoir. Une telle catastrophe ne laissera que très peu de survivants. À nouveau, rien ne peut empêcher ce scénario. Certainement pas les trinômes de soldats débonnaires qui arpentent vos gares en regardant passer les filles ! Il faudrait installer des portiques de sécurité à l'entrée de tous les quais, ou des chiens policiers qui détecteraient les explosifs. Et encore... De toute façon, le prix de tels aménagements dissuadera la SNCF pendant de longues années ! Du moins jusqu'aux premières attaques. Tu vois, nos actions n'ont rien de particulièrement audacieuses ! Elles se contentent d'exploiter au maximum les failles béantes de vos systèmes de sécurité. La France mène des guerres, s'allie avec le démon américain, mais elle pense toujours qu'elle peut vivre en paix à l'intérieur de ses frontières. Comme si les bombes qu'elle lâche au Mali ou en Afghanistan ne revêtaient aucune espèce d'importance. Comme si elle ne devait jamais payer le prix des vies innocentes qu'elle détruit à l'autre bout du monde. Or vos présidents se trompent. Ce pays est vulnérable, facile à attaquer. Car personne ici ne croit réellement que l'on puisse porter la guerre jusque dans vos rues.
— Une fois. Peut-être deux. Mais ils s'adapteront...
— Croyez-moi, les grands pays ne s'adaptent pas vite. Gardons l'exemple des trains : vous placez des portiques à l'entrée des quais ? Vous renforcez la sécurité et vous rendez l'accès aux wagons aussi sécurisé que celui des avions ? Alors, nous changeons de stratégie : nous enterrons des YAM-5 sous les tronçons à grande vitesse. Le résultat sera strictement identique...
— Des YAM-5 ?
— Une petite merveille russe qui, pourtant, ne date pas d'hier. Elle contient cent cinquante kilogrammes d'explosifs qu'on peut actionner à distance. On la surnomme la « mallette du diable » en raison des dégâts qu'elle peut produire si on l'enterre au bord d'une route, par exemple. Avec un train, cela s'avère mille fois plus payant !
— Vous disposez de ce matériel en France ?
— Oui. Plusieurs, même ! », p. 378-9.


La question que l'on se pose à la lecture de ce témoignage : Pourquoi ce cadre français d'Al-Qaïda dévoile-t-il ainsi son jeu diabolique ?

Deux réponses :

1. Tout est bidon. (Mais alors quid de la planque d'armes qu'il fait visiter à Samuel Laurent ? Quid des Igla-S et autres centaines de kilogrammes de Semtex que l'écrivain a vus ?)
2. Ils sont fins prêts.


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Samuel Laurent, Al-Qaïda en France, Seuil, 2014, 426 pages.

samedi 18 octobre 2014

L'autre Augustin




De l'enfance à la maturité, de la foi à la perte de cette foi, puis à son retour. La souffrance, quelle que soit la destination, est le chemin pour devenir homme, comme pour devenir catholique. C'est le seul chemin car seule la souffrance est chemin, le reste n'est qu'immobilisme ou chute.

Roman où Dieu se ressent en chaque page, Augustin ou le maître est là, jalonne la fin de la déchristianisation de la France, par le modèle d'un intellectuel nourri du meilleur pain, très confiant enfant, très inquiet adolescent et, en quelque sorte, n'ayant pas survécu religieusement à sa nuit pascalienne. Appliquant un positivisme impartial à l'étude des textes sacrés, Augustin perd la foi et se retrouve seul avec son esprit.

« Augustin se reprochait de porter ses regards moins sur Dieu que sur ces orantes, pendant la rêverie métaphysique et vague qui occupait largement sa demi-heure.
   La réalité chrétienne, peut-être, se trouvait là, dans cette vie des âmes priantes ; il en garderait longtemps l'attrait, sans doute jusqu'à la mort, sur les ruines du reste. Les critiques modernes, bibliques ou autres, dans leurs tentatives de réduction, ressemblaient à ceux qui décrivaient avec scrupule et minutie des ombres humaines, portées sur diverses murailles, faisaient la synthèse de ces ombres et l'appelaient homme. », p. 293.

La connaissance du temps distingue l'homme de l'animal, comme de l'ange. L'animal n'a pas conscience du décompte fatal, l'ange, pur esprit, vit de fait hors du temps. Ni l'animal ni l'ange ne souffrent de la perte qui surgira un jour. L'homme, lui, souffre de ce qu'il sait et de l'ignorance de son but. Le temps serait-il une pathologie humaine ? Le temps occupe l'esprit de l'homme. L'amour et le temps sont deux perceptions consubstantielles à la nature humaine, elles naissent par l'esprit et dans la matière, en un nœud douloureux que l'homme cherche à démêler sans perdre aucun fil. Mais l'une est un simple vecteur (le temps), l'autre est une finalité (l'amour). Or, souvent, l'homme se fourvoie, croit au temps comme à une finalité (après la mort point de salut) et à l'amour comme vecteur (la jouissance). C'est en toute fin la proximité de Dieu qui démêlera tout cela, nous confie Malègue.
Ainsi l'homme, cet esprit perclus de matière, ne peut aimer pleinement puisqu'il vit dans le temps. Il sait ce qu'il perdra, tôt ou tard. Il éprouve des douleurs insupportables, telle la perte d'un être cher, douleur extraordinaire dont la possibilité ici-bas nécessite un au-delà capable de la traiter. Et dans cet ordre, l'amour éperdu pour Anne, sublime nièce de l'un des hommes les plus puissants d'Europe, à laquelle Augustin, pourtant miraculeusement promis, renonce, justement par amour et pour ne pas gâcher cet amour. L'amour parfait que deux êtres sont pourtant capables de générer tant ils l'espèrent et le recherchent, le corps ne sait pas l'absorber. Cette vie est passage et le renoncement, de ce fait, telle une partie remise, est un acte de foi.

« Une goutte d'eau sucrée, un linge humecté d'eau froide, fameuses barrières pour retenir l'âme de ce côté-ci de la vie. Où va-t-elle cette âme ? Et même où est-elle en ce moment ? Il y a trois semaines, elle éclatait de vie, elle savait mille façons minuscules et forcenées de se soumettre le monde. Et maintenant, elle replis ses ailes d'une certaine manière inconnue. Le langage des causes secondes ne l'exprime pas. Il n'est fait que pour l'expérience commune, où ne se voit rien de Dieu. Sur aucun clavier, il ne pourrait jouer autre chose. Toutes les touches casseraient sous le coup de poing du Titan. », p. 652.

Le livre n'en manque pas de ces agonies. Elles sont intolérables, cruelles. Elles mèneront pourtant Augustin, en son chemin de souffrance, vers Dieu. C'est en tout cas l'espoir de Malègue, de voir notre monde, en toute fin, se remettre à croire, revenir aussi vers Dieu. Mais sans doute au prix de sacrifices.

Ainsi commenté, le roman pourrait passer pour aride et flagellant. C'est sans compter le beau style de Malègue et surtout son humour. Les portraits, les situations sont déployés par le truchement d'associations souvent surprenantes, soutenues par un vocabulaire inattendu. Descriptions de l'homme dans le monde, son monde et à la fois un autre monde. Un monde qu'il doit faire à lui-même, et qu'il doit pour cela observer, mesurer, y adapter dans un premier temps son corps de maladresses, avant de dompter le tout, lui-même autant que le monde. Ainsi Augustin, enfant, dont le sujet d'étude préféré est son père :

« M. Méridier, se préparant à descendre, accumulait à cette fin les précautions convenables, comme pour une entreprise de la plus délicate technicité. Il arc-boutait ses bras sur la voiture. Il explorait le marchepied avec l'une de ses longues jambes timides. Il sondait de l'autre la couche d'air entre la route et ses pieds. Une fois à terre, et toutes ces opérations ayant pleinement prouvé leur utilité, il développait au moyen de ses tibias des gestes qu'Augustin a crus longtemps caractéristiques de toutes les grandes personnes qui quittent les voitures, et non de son Papa seulement. Il pliait, redressait, repliait chaque jambe l'une après l'autre, comme des béquilles articulées dont on s'assure qu'elles jouent bien, qu'elles sont bien graissées là où il faut. », p.47.

De la connaissance de l'autre et de la distance qui nous en sépare, Malègue retient l'impossibilité de jamais accorder les esprits. Les réflexions, les volontés, les pulsions et les désirs, s'ils nous semblent stables en nous-même, qui cohabitons avec eux et les connaissons bien, apparaissent volatiles, fragiles et rétifs au marquage pour autrui. Dans chaque tête s'agitent des boules de pensées vibrantes, interactives, tel le docteur impuissant à combattre le mal d'un enfant et prenant congé :

« Il salua. Ses jarrets et son bas-ventre esquissèrent un début de bond. Le malade suivant commença de remuer dans ses perspectives, mêlé d'impressions diverses provenant d'une automobile neuve. », p. 463.

La grande capacité de perception s'accompagne d'un aussi grand détachement, comme si finalement rien ne pouvait jamais être saisi complètement, le réel se dérobe à mesure que l'on s'en approche. Face à l'éternel, que ce soit le rustique docteur, ou la quasi-divine Mme Desgrès des Sablons, la mère d'Anne, chacun, chaque matin, chaque soir, redoute à sa manière l'éventualité du néant.

« Il virent la nouvelle forme du paysage lunaire sans prendre le temps de descendre. La surface de l'étang et l'entourage des bois baignaient dans une vapeur dorée d'incantation. L'ensemble du ciel et des eaux formaient une seule imprécision immense, une fluidité coupée par la noirceur horizontale des rives. Sur le chemin de lune, un glacis ondulé de rides et vaguelettes remuait, criblé d'étincelles, de clinquant, de paillettes, de résilles et de filets de feu, comme pour une fête donnée sous les eaux. La lune du ciel restait fixe et parfaitement ronde au centre de son néant noir-bleu. Mais la lune des eaux, pareille à une lanterne vénitienne, tremblante et ovalisée, dansait dans le vent de nuit au milieu de cette verroterie, et menaçait de prendre feu.
   Mme Desgrès des Sablons dit avec une extrême élégance d'articulation et quelque lenteur mélancolique :
   — Tout ce décor, assez conventionnel, ne laisse pas de vous toucher... », p. 539.

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Joseph Malègue, Augustin ou le maître est là, Cerf, 2014, 831 pages.

dimanche 24 août 2014

La merveille de Féval




Après cette lecture, l'oeuvre fourmillante de Paul Féval prend un air de mont Saint-Michel, telle une chimère littéraire du glorieux îlot, ici loué d'un essai en forme de testament et de lettre d'amour adressée au Christ. On imagine Doré reprenant la forme du mont Saint-Michel en une pyramide humaine de tous les héros de Féval, des plus humbles, les pieds sur le sable, aux plus valeureux, porteurs de la croix, la pointe de l'épée dardant les nuages. Tant de récits d'aventures, de capes et d'épées, autant d'histoires d'honneur et d'amour (les forces qui définissaient la France de jadis, la France d'avant les ténèbres, c'est à dire d'avant les Lumières) pour démentir les relativismes enseignés désormais en notre pauvre pays en fin de déchristianisation. Féval, sans le savoir, était aussi un rempart.

« Là est la misère profonde de notre âge, condamné, selon l'apparence, à de redoutables expiations. Notre âge, amoureux de la terre, a nié le ciel. La nuit s'est faite dans son plein jour ; comme le fauve Esaü, il a vendu son droit d'aînesse pour la satisfaction d'un appétit, et les yeux cloués à la boue de son intérêt périssable, il envie secrètement, mais furieusement, ceux qui tournent en haut leur regard ambitieux de la richesse éternelle. », p. 78.

C'est la cape du mont Saint-Michel qui réchauffe le cœur et protège l'âme de la France, tel un pilier posé sur remous et limon, et pourtant inflexible, invaincu. Le mont Saint-Michel fut l'unique rempart contre le satané Anglois durant la guerre de Cent Ans, la France n'étant bien souvent restée France que parce que le Mont tenait bon.
Et c'est l'épée de saint Michel, l'épée de l'ange, l'épée de Dieu, celle qui tournoie dans la main ferme des héros de Paul Féval, ces héros de toujours, en lutte pour la justice et contre le mal, à commencer par celui qui vit jour au sein même de la Chrétienté et permit la germination du pire.

« Voilà que nous entrons dans l'ère moderne : reconnaissez le vestibule de son palais. Écoutez l'heure qui sonne du grand effort de Satan, redressé tout à coup sous le talon de la Mère de Dieu, hors de l'Église et jusque dans l'Église. C'est le fameux siècle, le siècle des saints suscités pour combattre ces puissants et cruels ennemis qui s'appelèrent Martin Luther, Calvin, Henri Tudor : l'orgueil, le mensonge, la luxure, la haine, le vol, l'ivrognerie ; les péchés capitaux au complet, réunis et enfin devenus réformateurs, qui ouvrent dès lors toutes grandes les portes de la Révolution, en habillant de mots hypocrites l'obscénité de leurs vices et de leurs crimes. », p.227.

Féval nous conte les héroïques faits d'armes qui firent les drames et les miracles de la demeure de saint Michel. Ce sont autant de Lagardère qu'il nous donne à admirer, autant de sacrifices individuels pour la survie d'un royaume de France attaqué de toute part. Les infatigables moines bâtisseurs qui toujours reconstruisent les pans détruits par les calamités naturelles ou les malédictions ennemies, les soldats défenseurs se battant jusqu'à leur dernier souffle, et puis les félons, les faibles, les lâches... Toutes les facettes de l'homme se sont reflétées sur ces murailles extrêmes, pour Dieu ou pour le diable, en un combat qui dura mille ans.

« Le Plantagenêt fit envahir l'abbaye par des estafiers à lui qui mirent tout au pillage et à la profanation. Croix, calices, ornements sacrés disparurent de l'église saccagée ; et comme si le hasard eût voulu parfaire une ressemblance entre cette orgie royale et la grande débauche de 93, les coquins, âmes damnées du Plantagenêt qui accomplirent ces stupides dévastations, portaient déjà un titre républicain : ils s'appelaient des "commissaires". », p. 118.

Aujourd'hui, l'archange a quitté les lieux. L'homme de foi lorsqu'il s'y égare, s'en retourne rapidement, dégoûté. Même le diable y est douteux. Dans la rue principale, lieu, jadis, de tant d'affrontements sanglants, les marchands chinois attendent le vacancier. Des crocodiles somnolent à proximité du Mont, dans la commune de Beauvoir. Évidemment c'est un parc, tout est parc de nos jours. Les dragons autrefois vaincus par Michel sont revenus, mais même eux font peine à voir.

« Et nous avons suivi le vol de cette protection surhumaine à travers l'espace et le temps, à Reims pour le baptême de Clovis, à Saint-Pierre de Rome pour le couronnement de Charlemagne, au désert pour le testament de saint Louis, en Lorraine pour la vocation de Jeanne d'Arc, à Notre-Dame de Paris pour l'action de grâces d'Henri le Grand et de la France. Il semble qu'il n'y ait plus besoin de miracles : non pas que ce doive être le repos, le repos n'est pas sur le terre, mais nous pourrons croire un instant que nos prospérités fleurissent d'elles-mêmes ; le germe en est jeté : nous aurons Louis XIV, Condé, Bossuet, Corneille, et nous aurons l'apparence d'unité de foi, jusqu'aux heures prédites où, le comble de la faveur engendrant l'excès de l'ingratitude, l'idée même de Dieu chancellera, chez nous d'abord, puis dans l'univers, las de tous les trônes et de tous les autels.
   Alors il ne s'agira plus de la France, mais du monde, dans l'assaut de l'enfer escaladant le ciel, et l'Église, restée seule debout, entendra, fût-ce au fond des catacombes, la voix puissante qui crie Qui est comme Dieu ? », p. 263-4.
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Paul Féval, Les merveilles du mont Saint-Michel, Via Romana, 2013, 296 pages.

samedi 2 août 2014

En plein coeur


Peuplée à 90% de musulmans, apparaîtra en Île-de-France une organisation rebelle paramilitaire nommée ALI (Armée de libération islamique). Cette milice se donnera la mission d'appliquer les commandements coraniques sur les 10 % d'autochtones subsistant dans la région, soit les juifs, les chrétiens, les infidèles, les polythéistes et les mécréants, dans l'ordre croissant de la haine islamique. L'épuration sera méthodique et implacable, les Français de souche, pistolets sur la tempe, auront le choix : céder leurs biens à ALI ou mourir. Des hommes disparaîtront, des prêtres notamment.

Les ressources d'ALI pour financer son combat seront multiples, l'organisation islamiste étant mafieuse et terroriste : population rançonnée, raids de pillage dans les départements limitrophes, la Seine-Saint-Denis plaque tournante de tous les trafics, drogues, armes, organes (ceux des hommes disparus), femmes...
Le gouvernement français se réfugiera à Strasbourg et conduira comme il pourra la guerre ouverte contre ALI. Bien que l'ONU, par la résolution 12444 aura reconnu l'appartenance de l'Île-de-France à la France, les États-Unis et ceux qui les suivent s’assiéront sur cette résolution. L'OTAN dépêchera la 2FOR (France Force) pour prêter main-forte aux rebelles. Le rebelle étant forcément du côté du bien, pour preuve : l'état contre lequel il se bat est incontestablement injuste puisqu'il y a rébellion. CQFD.

Les justificatifs de cette intervention resteront toutefois opaques. La possession par la France d'armes de destruction massive n'étant pas usurpée, les États-Unis préféreront tirer une fois de plus la corde sensible. Elle est usée mais elle tient bon.
Les médias américains et ceux qui les copient relayeront des massacres commis par des soldats français sur la personne de musulmans (plus de 100 000 morts déclarera le président américain John Doe) sans cependant produire de preuves tangibles. En représailles, des points stratégiques français seront donc bombardés par l'OTAN, occasionnant (un mal pour un bien) de nombreuses pertes civiles non répercutées par les médias autorisés.
Quelques pays se seront néanmoins clairement indignés et auront refusé tout soutien à l'intervention de l'OTAN : l'Espagne, la Grèce, la Roumanie, la Slovaquie, la Russie et le Vatican. Mais ce ne sera que soutien de cœur : le risque d'escalade vers un conflit mondial étant presque inévitable.

Ainsi couvert par l'OTAN, l'épuration culturelle et ethnique pourra s'organiser plus efficacement. La basilique de Saint-Denis sera entièrement détruite jusqu'aux fondations, la Sainte-Chapelle et Notre-Dame itou. La communauté internationale condamnera comme il se doit ces dégâts. Toutes les collections du Louvre seront transférées vers celui d'Abu Dhabi. La communauté internationale dira se féliciter de ce principe de précaution. Tous les lieux de culte seront au bout du compte remaçonnés en mosquée. La communauté internationale ne fera là aucun commentaire.
Des journalistes russes, par le biais d'internet, rapporteront tout de même avoir vu des SAS britanniques appuyer techniquement des ALIENS lors d'une embuscade commise contre un convoi de 200 véhicules civils tentant la descente de Versailles vers Chartres.

Esseulée, affaiblie, la communauté médiatique internationale contre elle, la France perdra donc cette guerre et l'Île-de-France deviendra, dix ans après le début du conflit, une république indépendante. Un état islamique, mafieux et terroriste est ainsi né au cœur même de la France, à la satisfaction des États-Unis qui n'ont désormais plus à se défier d'une Europe convenablement plombée par l'islam, balkanisée comme il faut, et avec laquelle, aujourd'hui, la Russie ne saurait envisager aucun rapprochement. Objectif atteint.


*

Ceci n'est pas une fiction. C'est un plagiat de ce qui s'est passé en 1999 au Kosovo, cœur historique, culturel et spirituel de la Serbie, ce pays qui aimait, qui adorait même, la France.
Mais plus après 1999 :

« Il existe à Belgrade, au Kalemegdan, ce parc magnifique qui, entourant la citadelle, domine la ville et la confluence de la Save et du Danube, un monument « à la France » sur lequel figure cette injonction : « aime-la comme elle nous a aimés ! ».

   En 1999, ce monument érigé entre les deux guerres mondiales, sera voilé d'un crêpe noir durant toute la durée de l'agression de l'OTAN et des bombardements auxquels participera l'aviation française. », p. 29.

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Jacques Hogard, l'Europe est morte à Pristina, Hugo Document, 2014, 127 pages.

vendredi 1 août 2014

Cool


On aurait tort de moquer ce que Leonard paraît placer au pinacle des caractères humains : son fameux be cool. Qu'est-ce qu'être cool sinon être tranquille et attentif aux autres, et être ferme quand il le faut ? Chaque humain porte en lui toute la misère et tout le bonheur du monde. Ce qu'il faut donc, témoigne Leonard, c'est établir une juste et bonne distance entre chacun, pas trop loin pour ne pas ignorer, pas trop près pour ne pas écraser. Bref, rester cool.
Elmore Leonard aime ses personnages, qu'ils soient dégueulasses, tendres, faibles ou courageux, pleutres ou dramatiquement bêtes, il les aime d'un identique amour pour ce qui fait l'homme : son génie, ses faiblesses, son énergie. Par des dialogues toujours justes et des attitudes communes, les regards et les gestes, de ces moments où les êtres s'étudient et cherchent entre eux quelques plate-formes, quelques espoirs de pouvoir s'accorder, les faits les plus sordides ainsi contés passent sans complaisance. L'intrigue, une fois encore, n'est pas ce que nous retiendrons. C'est une constante chez Leonard d'être capable, lorsque l'on repense à un de ses livres, d'avoir inoculé, non pas une histoire, mais la vie des personnages qui l'ont vécue. N'est-il pas évident que ce n'est pas l'histoire d'une fiction qui a quelque chose à nous apprendre, mais que ce sont bien les personnages qui doivent avoir de quoi nous retenir ?
Le sujet d'un roman, souvent, est l'amour, mais son objet, toujours, est de livrer la vie.

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Elmore Leonard, Mr Paradise, Rivages, 2011, 321 pages.

jeudi 31 juillet 2014

Feuilles volantes


On peut trouver dans les Papiers de Jeffrey Aspern un air du Château de Kafka : il est un au-delà aussi ingagnable que la terre ferme pour un poisson, ou la hauteur pour un citoyen de Flatland. Comme K., le héros du roman de James évolue à la périphérie de son fantasme, n'ayant pour seule certitude de sa réalité que la volonté d'y croire. Volonté fluctuant selon les méandres d'un lent cheminement qui tantôt le rapproche, tantôt l'éloigne de son objectif.
Le narrateur, biographe avide de dénicher des inédits de son auteur fétiche Jeffrey Aspern, n'est pas homme à tromper, mentir ou voler. Il trompe donc sous un prête-nom, il ment par omission résolue, il devient voleur par la force des choses : la porte était ouverte, le secrétaire était ouvert, le sommeil de la gardienne du trésor se devait d'être forcément lourd. On essaye la porte en se promettant qu'elle sera fermée. La voilà franchit. On n'ose y croire, comme si la crédulité pouvait consumer la croyance. L'espoir porterait malheur. Impossible donc que le secrétaire soit demeuré ouvert, il faut qu'il soit fermé. Le voilà qui s'ouvre aussi...
Fatalité. Fatalité, vraiment ? Ces fameux papiers dont l'existence n'est pas même avérée, la vieille femme, l'ancienne égérie du poète, prétend qu'il n'en existe rien. Pourtant, plus le trésor semble à portée de main et plus sa réalité paraît tangible, tandis que les rebuffades de la vieille dame engagent à nier son existence pour en moins souffrir.
Ainsi, à l'image de cette Venise où se déroule le drame, tenue entre deux formes, l'une terrestre et l'autre maritime, le narrateur évolue entre deux dispositions, entre la victoire ondoyante et la ferme défaite, entre la vie devenue extraordinaire par la découverte prochaine d'un trésor, et la mort anonyme et banale des choses qui nous ont échappé. Et curieusement, sans que l'on sache bien pourquoi, il apparaît aussi que la seconde solution n'était pas la plus redoutée.

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Henry James, Les Papiers de Jeffrey Aspern, Le livre de poche, 2010, 189 pages.


samedi 12 avril 2014

Présent dépassé


« Qui donc a remarqué, qui donc, aujourd'hui, remarque à quel point notre civilisation vantarde et glorieuse de rien, est plus disposée à s'interroger qu'à agir, à se poser — futiles et inextricables — une infinité de problèmes auxquels s'occupe une infinité de docteurs, plutôt qu'à faire les choses elles-mêmes, à suivre pour lui-même l'élan profond ? », p.10.

« Voici notre temps seul et dont nul ne sait rien sinon que nous y sommes, notre temps sans époque et peut-être sans âge, notre temps maintenant où nous ne savons plus être et pas du tout avoir été, ce temps privé (privé de quoi si pas de nous ?) notre temps solitaire, infiniment et nu comme une pierre...  », p. 50.

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Danse des morts, Armel Guerne, Le Capucin, 2005, 80 pages.

vendredi 28 mars 2014

L'âme slave


Le narrateur fait le pari avec son équipier, tous deux journalistes, le premier français, le second américain, de trouver l'âme slave. Nous sommes en 2000, c'est maintenant la Russie mais c'est encore partout l'URSS et ce fil rouge (naturellement) est peut-être à chercher entre les deux tissus. Encore faut-il en repérer le bon bout et savoir le remonter.
Ils s'intéressent à un fait divers, un tueur qui paraît protégé par une force politique mystérieuse, peut-être même complotiste. De quoi faire un papier que les magazines de l'Ouest s'arracheront. Sauf que la bureaucratie russe est capable de geler toutes velléités d'investigations plus surement que l'hiver.

Et l'âme slave alors ? A mi-chemin entre la vérité et la réalité, avec une part d'imposture et une autre de mirages. Versez là-dessus une bonne dose de vodka et vous finirez par ne plus vous intéresser à l'énigme du récit, ni en attendre quelque résolution. Elle est sans doute pour beaucoup là, cette âme slave : un espoir sans optimisme. Une buée sur la rétine qui rend par moment les choses plus nettes. L'âme slave est une contradiction comme le laisse entendre le titre du livre : à mesure que les deux enquêteurs se rapprochent de leur objet, ils s'en éloignent ; l'âme slave est une ligne de fuite.

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Fuyards, Thierry Marignac, Rivages, 2003, 268 pages.

jeudi 27 mars 2014

Voyage au bout de rien du tout


Dans un recueil de nouvelles, la première doit attirer la curiosité du lecteur, si l'on veut le mener jusqu'au bout du voyage. Ce n'est pas le cas ici. Passé une première histoire pénible, le récit à la première personne d'un rentier trentenaire débile qui tue le temps en martyrisant sa pauvre servante jusqu'à ce qu'elle en meure, nous enchaînons sur un pervers s'étant acheté une fillette pour assouvir ses fantasmes, puis nous passons à un jeune désœuvré qui s'amourache d'un rat mort...

Après cette troisième nouvelle et parvenu à la moitié du recueil, c'est uniquement parce qu'il n'y a rien d'autre à faire que poursuivre l'éprouvante lecture (encore quelques stations de métro) que nous commençons la quatrième, presque illisible : les conversations d'un cénacle de dandies romantiques qui se parlent sans se comprendre.
Enfin le terminus, tout le monde descend. De la cinquième et avant dernière nouvelle donnant son nom à l'ouvrage, nous ne saurons jamais rien.
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La nuit doit tomber, Tommaso Landolfi, L'Age d'homme, 1982, 146 pages.

mercredi 26 mars 2014

Parker eléison


« Tout commença par un coup de téléphone. Parker ne l'entendit pas sonner, car il était sur le lac à ce moment-là, dans la barque, les rames rentrées ; il ne faisait rien, il sentait juste battre l'eau à travers le bois de la coque. », p. 16.


Tel un crocodile, quand il n'a pas de cible en vue, Parker ne fait rien. Il est là, il attend. Il ne connaît pas de routine, il ne connaît pas l'ennui. Il est reptile. Il ne recherche ni le rire ni les larmes, ce sont des réactions jalonnant le temps de l'existence, des motifs marquant le souvenir. Rien de ça chez Parker : il ne cultive pas d'émotions et ne garde donc aucun souvenir. S'il s'isole sur l'eau étale d'un lac, ce n'est pas par romantisme, à la recherche de quelque état d'âme sublime ou du point culminant d'une pensée. Il n'est pas homme à s'interroger sur sa condition. Et aucune clé n'est livrée pour comprendre le personnage. Qu'est-ce qui anime Parker ? Quelles justifications trouver à ses actes ? Fait-il même quelque chose du butin qu'il récolte ? L'homme reste un mystère, une énigme de légende en cela qu'il n'a pas de vie privée : il apparaît et disparaît telle une créature mythologique pour modifier le réel, faire une ponction, punir une fripouille. Mais hors ses faits d'armes, hors ses apparitions dans le monde des vivants, tel un démon ou un dieu, il n'a pas d'existence, il ne fait rien, il n'attend même pas. Dans la barque, sur un lac, il est hors du temps et nulle part. 


Comeback, Backflash, Flashfire, Firebreak, Breakout. Une suite de titres en forme de jeu des kyrielles qui marqua le retour de Parker au début des années 2000. En version française, ce sont sans doute les pièces à privilégier pour découvrir cet étonnant personnage, en attendant d'hypothétiques nouvelles traductions pour les Parker des 60s et 70s, dramatiquement plombés en VF par un argot parisien bien malvenu. 

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Comeback, Richard Stark, Rivages, 2001, 266 pages.

dimanche 16 mars 2014

Ami du genre humain, ennemi de ses propres enfants



« Je me souviens bien, qu'à chaque scène de votre tragique représentation, lorsque les sophistes qui vous ont subjugué travaillaient à établir leurs principes destructeurs, lors même qu'ils les appliquaient à des résolutions formelles, il était à la mode de dire qu'ils n'avaient aucune intention d'exécuter ces déclarations dans leur rigueur. Cela a contribué à rendre l'opposition timide, à retarder et à ralentir les précautions ; en entretenant ces espérances, fallacieuses, les imposteurs trompèrent tantôt une classe d'hommes, tantôt une autre, de telle manière qu'aucun moyen de leur résister ne se trouva préparé quand ils se mirent à exécuter, avec barbarie, les plans enfantés dans leur imposture. »,  p.17.

« Le problème qui occupe surtout vos maîtres, c'est de trouver ce qu'ils doivent substituer aux principes employés jusqu'à présent pour régler la volonté et les actions des hommes : ils veulent trouver, ou établir dans les esprits, des dispositions plus convenables que la morale antique, à rendre par leur nature et leur énergie les hommes plus propres au gouvernement qu'ils organisent, à maintenir leur puissance, et à détruire leurs ennemis. Ils veulent, en conséquence, faire prendre la place d'une vertu simple à un vice intéressé, flatteur, séduisant, et revêtu d'une pompe illusoire. La véritable humilité, la base du christianisme, est la fondation basse, mais profonde et solide, de toute vertu réelle ; mais pénible dans sa pratique, sans éclat dans son observation, ils l'ont entièrement rejetée. », p.44-45. 

« Ce fut cette vertu de nouvelle invention, que vos maîtres canonisent, qui engagea leur héros moral, à épuiser toutes les ressources de sa puissance rhétorique en expressions de bienveillance universelle, tandis que son cœur ne pouvait concevoir, ni conserver, la moindre étincelle de cette piété naturelle et commune à tous les pères. La bienveillance envers l'espèce entière d'une part, de l'autre, le manque absolu d'entrailles de nos professeurs pour ceux qui les touchent de plus près, voilà le caractère des modernes philosophes. », p.47.

« Comme les relations des pères et des enfants forment la première base des éléments de la morale commune et naturelle, ils érigent des statues à un homme qui fait parade d'une sensibilité exquise et générale, mais qui en qualité de père s'est montré barbare et féroce, et qui a joint à la bassesse de l'esprit la dureté du cœur. Ami du genre humain, ennemi de ses propres enfants. Vos maîtres rejettent les devoirs imposés au vulgaire, par cette relation, comme contraire à la liberté, comme manquant de fondement dans le contrat social, et de sanction dans les droits de l'homme, parce que, sans doute, elle n'est pas le résultat nécessaire d'un choix libre. Jamais de la part des enfants, pas toujours de la part des parents. », p. 49-50.

« ...ils s'efforcent de détruire ce tribunal de la conscience, qui existe indépendamment des édits et des décrets. Vos despotes règnent par la terreur. Ils savent que l'homme qui craint Dieu ne craint rien autre chose ; aussi, ils s'efforcent, à l'aide de leur Voltaire, de leur Helvétius, et du reste de cette secte infâme, d'arracher de tous les cœurs cette crainte qui donne le véritable courage. », p. 57-58.

Edmund Burke, 1791.

Toute ressemblance avec des individus sévissant de nos jours ne saurait être fortuite.

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Lettre à un membre de l'Assemblée nationale sur la Révolution française et Rousseau, Edmund Burke, Mille et une nuits, 2012, 120 pages.

samedi 8 mars 2014

Vampires, zombies et autres masticateurs


Michaël Ranft, en 1728, se penche sur un fait divers macabre : l'exhumation et la décapitation d'un certain Plogojovitz, un Hongrois mort depuis peu, accusé par son village d'être un vampire.

L'essai tente de démontrer qu'il n'y nulle diablerie là-dessous, le défunt ayant plutôt été la victime de ce qu'on appellerait aujourd'hui une hallucination collective, née du repentir de l'entourage de Plogojovitz, possible responsable de sa fin.

« Nous avons soupçonné plus haut que Plogojovitz était mort de mort violente. Si le soupçon est fondé, on ne doit pas s'étonner que l'entourage ait eu l'esprit frappé par diverses images. Quoi de plus misérable que l'esprit d'une créature humaine éprouvée par le repentir ? Qui a une fois senti la piqûre du remords de ses crimes, se croit poursuivi par la vengeance et se détourne loin du bon sens. », p.116.

Cette morsure de la conscience revient tourmenter l'homme, nuit après nuit, quand la lumière du jour n'est plus là pour éclipser de son éclat les pensées. C'est l'origine même du mot remords. La morsure qui revient encore et encore. Le vampire est né.

De nos jours, au cinéma, en littérature, le vampire est devenu une créature jolie et habillée sur mesure. Essentiellement visuelle, elle arpente la culture populaire comme un top-modèle son catwalk, pâle et sévère. Le vampire a quitté les tréfonds de l'âme pour gagner le devant de la scène. C'est oublier que l'essence même du vampire, c'est sa victime. Le vampire en soi n'est rien. Les vampires d'aujourd'hui ne sont pas davantage.

Plus intéressant est le zombie. Celui-là nous est contemporain. Le terme est apparu au XIXe siècle, mais l'espèce a surtout fait des petits dans celui qui suivit, et, aujourd'hui, en notre XXIe siècle, il est partout. C'est une pandémie.
Alors qu'il n'y a généralement qu'un vampire, les zombies, eux, sont légion. Le vampire est le tourment d'une âme, tandis que les zombies s'en prennent à la foule. Quand le vampire se satisfait de sang, c'est, pourrait-on dire, l'âme d'un seul homme qu'il recherche. Les zombies, parce qu'ils sont multipliés, parce qu'ils sont une masse inconsciente, un rouleau vorace, les zombies veulent la chair, ils n'ont d'appétit que pour la matière solide. L'individuel ne les intéresse pas, il leur faut une population. Ils ne font aucune distinction entre les êtres, pour eux tous les hommes sont égaux, tous se valent et des goûts et des couleurs ils ne disputeront pas. Ils ne seraient alors plus, comme le fut le vampire, la piqûre du remords d'un seul, mais celle de tous. Et il devient intéressant de se demander : de quel remords populaire sont-ils le fruit ?

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De la mastication des morts dans leurs tombeaux, Michaël Ranft, Editions Jérôme Millon, 1998, 125 pages.

samedi 1 mars 2014

Le crime de Bernanos


Pour des motifs matériels (titillé par le succès d'un Simenon), Bernanos fait ici une incursion dans le pré du roman policier. De prime abord, on s'étonne de l'y trouver, avec les figures et les thèmes auxquels il nous a habitués (le jeune curé, l'enfance protéiforme, l'isolement des âmes, le village égaré, les non-dits et les rumeurs, les regards qui scellent une réputation plus sûrement qu'un jugement de cours d'assises), et puis, réflexion faite, on se dit que chaque roman de Bernanos est en quelque sorte une enquête.

Ce roman n'a cependant pas atteint la cible mercantile visée par son auteur. Les lecteurs de Bernanos ne font en général pas grand cas du polar ; quant aux amateurs de polar, ils ignorent les hauteurs habituelles où perche Bernanos. Cette explication est sans doute assez injuste, mais elle peut expliquer la faible réception d'un livre qui n'a pas trouvé son public.

N'importe, c'est une réussite.

« La voiture les conduisit jusqu'à l'entrée du parc, mais ils durent monter à pied le chemin défoncé par l'hiver et qui éclate chaque automne sous la dernière poussée, plus sournoise, des énormes racines de pin, musclées comme des bêtes. », p.149.

Cette phrase pourrait à elle seule résumer le tableau d'un récit qui tient finalement davantage du roman noir que du roman policier. Les lecteurs, habitués au métier d'un Simenon justement, savent que Maigret bouclera l'enquête et apportera toutes les réponses. Le coupable du crime (le désordre) sera dans les dernières pages confondu par le commissaire (l'ordre). A la fin, donc, tout rentre dans l'ordre. Avec Bernanos, ils risquent d'éprouver une crainte grandissante à mesure que les pages se tournent, car chaque indice donné par l'auteur ajoute à l'opacité du crime et il ne faut pas s'attendre à ce que tout rentre dans l'ordre, justement. L'ordre n'est pas de ce monde. Le titre du roman ne le dit-il pas d'entrée de jeu ? ce n'est pas un crime résolu, c'est un crime. Les crimes ne se résolvent pas.

Ainsi, la phrase précédemment citée peut s'interpréter ainsi : cette voiture, voyons-là comme la volonté générale, la société humaine, qui roule sans encombre tant qu'elle circule sur des routes collectives faites pour elle, c'est à dire le monde tel qu'on le veut davantage que tel qu'il est. Mais elle ne peut continuer son chemin dès qu'elle atteint l'espace non normalisé de la personne : un homme (le parc, plus précisément la maison). Les occupants de la voiture (les autorités), privés de la protection de l'habitacle, pénètrent donc à pied en un lieu où la nature humaine est sans retenue, car totale, comme un chemin défoncé par d'invisibles racines, jusqu'à rencontrer l'hôte de ces lieux, cette âme qui parfois tient de la bête.

Par ce crime, Bernanos vient flairer de nouveau le mystère de l'homme. Cette créature qui résiste à toute définition, à toute résolution.

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Un crime, Georges Bernanos, Phébus, 2011, 214 pages.

dimanche 23 février 2014

Ceux de Verdun



Nous sommes en février 1916, au nord de Verdun, dans le bois des Caures (dans leurs lettres, les soldats écrivent bois des Corps). Les allemands, c'est confirmé, vont bientôt lancer une offensive promise pour durer cent heures, que le bouche à oreille a transformé en attaque de centaures. Cent heures de bombardements pour écrabouiller les tranchées et les hommes, cent heures à l'issue desquelles les soldats allemands viendront prendre possession de la terre ainsi crevée.

Nous suivons une poignée de soldats s'apprêtant à vivre le cataclysme. Il sentent effectivement s'approcher d'eux la gigantesque offensive, les milliers de tonnes d'acier à venir sur leur tête, suivies des gaz, et suivis enfin, pour les quelques survivants, de l'apparition de l'ennemi. Tout cela est irrésistible, démesuré, inhumain. Du jamais vu. Les trois éléments du réel humain, le temps, l'espace et la conscience vont être démolis.

Le temps, en ces jours trop grands, se dilue et perd la continuité connue, celle qui permet l'effacement et l'oubli. Le souvenir de ces jours, pour qui en reviendra, restera imprimé dans la mémoire pour le reste de la vie :
«...la  certitude tremblante qu'un événement au moins dans la vie laisse flotter, en amont de lui-même, un extrême commencement affranchi de son début ; et qu'entre ce commencement et ce début, il y a de quoi se perdre, défigurer, renier, écraser tout ce qu'on a pu remplir d'espace, tout ce qu'on a pu revendiquer de durée », p.59.

Et l'espace, que l'orage d'acier compresse et déchire jusque dans les hommes : 
« Dehors, c'est une fureur universelle. Et « dehors », ça ne veut plus dire grand chose, avec ces rafales déchireuses d'oreilles, fouilleuses de ventres, de poitrines et de têtes. », p.61

La conscience glisse hors d'un réel retourné par le fracas des armes et se reconstitue en un monde d'imagination et de cauchemar (le bois des Corps, les centaures), où les hommes prennent pour eux-mêmes des figures irréelles :
« Plus d'une fois, au cours de la journée, il en a vu, de ces visages : dévorés d'imminence, toutes fibres arrachées qui les reliaient encore à une vie antérieure. Tellement aspirés par ce qui vient qu'on n'arrive plus à les créditer d'un avenir. », p. 48.

Le temps, l'espace, la conscience, toutes ces natures perdent en cet instant inouï le lien mystérieux qui donne corps et solidité au réel :
« À midi, d'un seul coup, c'est le silence. Le mot, évidemment, ne viendrait à personne. La meute se tait, gueule ouverte dont on sent rougeoyer le fond. La brutalité même du suspens en fait une forme supérieure de menace. Chacun a le cerveau anéanti, la pensée réfugiée dans un cercle qui n'a pas cessé de s'étriquer. On regarde devant soi. On gratte une jambe, on déraidit un pied. L'idée vient à Stéphane que le bruit avait fini par leur donner une sorte d'équilibre : ils se lèveraient, en cet instant, nul doute qu'ils s'affaleraient de tout leur long. », p.69.

Rien ne semble plus pouvoir tenir, rien ne semble valoir qu'on s'y raccroche. Pourtant, au plus profond de la désolation et du carnage, il subsiste toujours de ces instants fugitifs où la pensée tortille et se fait un petit chemin. Le réel est démoli et pourtant un homme, au fond d'un trou, peut encore trouver l'observation qui vient nourrir le mystère de l'amour :
« Les actions ne tiennent pas si bien au corps qu'on croit. Rien de tel que le sommeil pour trancher les tiges à ras. On regarde un homme dormir, et il faut tout reprendre à son sujet. En s'aventurant de bonne foi dans des erreurs flambant neuves. Ça doit être ça, la vérité dont on est capable. », p.104.

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Les grands jours, Pierre Mari, Fayard, 2013, 155 pages.

dimanche 16 février 2014

Ciao Corti !

Alors surgit un autre cheval, rouge-feu ; celui qui le montait, on lui donna de bannir la paix hors de la terre, et de faire que l'on s'entr'égorgeât ; on lui donna une grande épée.
Apocalypse 6:4




Tandis qu'Eugenio Corti gagne maintenant l'éternité, guidé par son ange, les héros du Cheval Rouge gagnent le cœur de nos pensées pour y demeurer également pour toujours. L'au-delà des personnages de fiction n'est-il pas l'esprit du lecteur ? L'idée n'eut peut-être pas déplu à Eugenio Corti.

Le roman retrace quelques trente années, de 1940 à 1974, au cours desquelles la destruction de la civilisation européenne, débutée en son temps par la Réforme protestante (l'Eglise catholique n'est rien), puis radicalisée à la Révolution française (Dieu n'est rien) et enfin normalisée par le socialisme (l'homme n'est rien), se sera accélérée, grâce aux nouveaux médias, par le développement exponentiel de la propagande progressiste.

La dégradation des mœurs était déjà le thème central du beau récit sur Caton : comment la culture grecque avait progressivement corrompu la saine morale romaine ; et comment ici, au XXème siècle, l'Europe chrétienne, la morale chrétienne, affaiblie, va s'effondrer presque partout, rongée par le progressisme d'une part, et le consentement au mal de l'autre. On retrouve de cet esprit romain, - cette forma mentis chère à Corti - dans les personnages du Cheval Rouge. Ils sont natifs du village alpin de Nomana dans la Brienza, pays profondément catholique, ne comptant aucun partisan de Mussolini et qui laisse pourtant partir ses fils à la guerre, au côté des nazis. Même si la patrie est du mauvais bord, on ne l'abandonnera pas. C'est cette même loyauté viscérale, si facile à opposer, que l'on retrouve chez Jünger et tant d'autres qui ne furent jamais nazis.

Le nazisme fut comme un virus trop violent et pas assez contagieux pour survivre ; tandis que le communisme, par des trucs moins visibles, masqués par le mensonge, se promène toujours, sûr de son fait, et avec un bilan humain dix fois (cent fois ?) plus lourd que le nazisme. Le nazisme, le communisme  - appelons-les socialisme, ainsi nous n'oublierons personne - aboutissent à la fin de l'homme. Ils conduisent à la possibilité d'une telle scène, qui n'a rien d'un suicide à la romaine, lequel n'avait pas pour cause le désespoir :

« Stefano pensa qu'il avait épuisé leurs munitions. C'est alors que survint un fait atroce : certains se mirent à demander de façon pressante quelque chose à l'un de leurs sous-officiers armé d'un pistolet, lequel d'abord refusait et tergiversait ; puis il finit par consentir : pointant le pistolet sur la tempe d'un soldat, il fit feu et l'abattit. Tout de suite, d'autres s'avancèrent, demandant à être tués. Un autre gradé sortit son pistolet. Stefano, horrifié, cessa de regarder du côtés des Croates mais, dans la fusillade générale, il distinguait les coups de pistolet méticuleux par lesquels ils se donnaient la mort les uns les autres. Tout à coup il entendit crier un de leurs officiers et il regarda de nouveau dans leur direction. L'officier, un sous-lieutenant, s'efforçait de les faire changer d'avis, mais les soldats insistaient convulsivement. L'homme paraissait les inviter - perdus pour perdus - à tenter de fuir, il semblait vouloir les guider lui-même. Deux seulement firent alors mine de le suivre : les autres, désespérant de tout salut, recommencèrent à se tuer entre eux. », p. 249.

...on lui donna de bannir la paix hors de la terre, et de faire que l'on s'entr'égorgeât...

Les scènes macabres se succèdent, décrivant la zombification à venir, les âmes, non pas mortes, mais retirées des corps. Tout n'est plus que volonté calculée. De lagers en goulags, les hommes perdent ce qui faisait d'eux des humains :

« En général - avait expliqué un sous-lieutenant à Michele - c'étaient le foie et le cœur qui étaient mangés, moins souvent la cervelle ou un morceau de chair. Ainsi le jeune homme pouvait maintenant s'expliquer l'épisode de la veille, ces deux soldats qui s'étaient enfuis du tas de cadavres : il s'agissait de deux anthropophages venus se ravitailler parmi les cadavres des officiers, qu'ils estimaient peut-être moins sous-alimentés.
Devant une telle situation, que pouvait-il faire, lui, Michele ? S'arracher les cheveux, se mettre à hurler, se rouler d'horreur dans la neige ? A quoi cela aurait-il servi ? « Je suis bien tombé », se bornait-il à se répéter comme un automate, marchant les mains dans les poches de long en large dans la vaste cour, jaune d'urine et parsemée d'excréments humains et de cadavres nus, « ah, je suis vraiment bien tombé ! », p. 441.

Ce sont là les extrémités du mal à l'oeuvre. Eugenio Corti les relate dans le premier tiers du roman. Son témoignage, bien que romancé, est unique car il n'invente rien : il est l'un des rares combattants lettrés à avoir survécu à l'épouvantable retraite d'URSS, face à un ennemi en surnombre, et aux injonctions redoutables du général Hiver. Plus encore que la fragilité d'une existence humaine, est fragile le souvenir de celle-ci. Plus encore que de rapporter les faits, il importe de sauver de l'oubli le martyre de ces hommes qui n'avaient pas vingt ans et savaient, pour nombre d'entre eux, qu'ils allaient se faire trouer la peau pour de mauvaises raisons. Rien que pour ça, ils méritaient qu'une telle oeuvre leur rende hommage.

« Dans la neige de Meskov, le jeune bersaglier n'avait laissé que son corps, près duquel se développa un dernier lambeau de bataille quand les ennemis parvinrent au terre-plein. Ce fut un violent désordre assez semblable à celui dans lequel, avec un même désespoir, se débattent les damnés de l'au-delà. », p. 252.

Lorsque, trente années après la fin de la guerre, le personnage écrivain de Michele Tintori, ayant acquis du renom avec des livres portant sur sa terrible expérience des goulags, s'essaye au théâtre, il trouve, après bien des recherches, un metteur en scène qui accepte de monter sa pièce. Mais celle-ci est une féroce et brillante dénonciation du communisme, aussi le metteur en scène, lâchement, fera jouer lors de la première, la scène la plus accusatrice pendant l'entr'acte, tandis que le public absent boit, fume et mange. Belle image d'une lâcheté toujours d'actualité. On distrait le peuple tandis qu'à deux pas se joue une tragédie.

Michele Tintori, en amoureux du Moyen Âge et de ses valeurs, conclura ainsi :
« Des guerres, malheureusement, il y en aura toujours, il ne faut pas se faire d'illusions ; mais c'est une chose que les guerres entre peuples encore chrétiens et une autre entre peuples déchristianisés comme ce que j'ai vu à l'est... », p. 953.

Malgré tous les efforts littéraires de Tintori (en lequel on peut voir le double de Corti), le communisme, génocide après génocide, se diffuse et s'accepte néanmoins partout, bénéficiant d'une complaisance diabolique. C'est l'aboutissement d'un déclin de l'esprit dont nous contemplons silencieusement l'expression achevée en ces hordes antifas qui tressautent de nos jours dans toutes les rues d'Europe ; légumes verts, rouges, versicolores, qui marquent la disparition de la pensée, de l'honneur, de l'amour et du travail. Notre civilisation n'est plus. Vive le socialisme. La triste fin terrestre du roman nous le rappelle : le bien ne triomphera pas ici bas.
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Le Cheval Rouge, Eugenio Corti, L'Age d'Homme, 1996, 972 pages.
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