samedi 31 août 2013

La sellette



« On veut que la terre, cette créature maudite de Dieu à la chute d'Adam, redevienne un Paradis de volupté désormais arrosé, non plus des quatre fleuves de l'Éden, mais des deux torrents de la concupiscence moderne : le Pactole et... le Rubicon. Pour concourir à cette désirée irrigation, toutes les forces vives, toutes les facultés supérieures de l'homme sont brutalement frappées de réquisition et forcées de s'immoler elles-mêmes sur les autels brûlants du Moloch nouveau dont l'effroyable masque antique s'est légèrement adouci et qui s'appelle maintenant le Progrès indéfini. », p.23.

Bloy développe deux réflexions. L'une, sur la réception de l'apparition de la Vierge à la Salette par « l'opinion ». L'autre, sur ce qu'Elle est venue dire au monde. La Vierge ne parle que six fois dans l'Evangile. Six paroles suffisantes. Six paroles qui répondent aux six paroles du Christ en sa Passion. Bloy nous alerte par conséquent, bien que ce soit une manière de tocsin sonné bien après le désastre : Marie a dit dans l'Evangile tout ce qu'Elle avait à dire, or voilà qu'Elle revient parler aux hommes, par l'intermédiaire de deux petits paysans, « deux imperceptibles cailloux humains roulés sur le flanc [d'une] montagne inconnue ». Tout d'abord une affirmation : Qu'est-ce qui peut expliquer cette apparition, sinon l'urgence ?

« Découronner Marie de sa souveraineté universelle, c'est attenter à la gloire de Dieu, c'est interrompre autant qu'on le peut, le courant de la grâce, en destituant la nature humaine de toute participation à la vie divine. C'est le crime de Satan mesuré à la taille de l'homme et le refus de soumission qui nous est reproché à la Salette n'est pas autre chose que l'aliénation plus ou moins complète de notre liberté. », p. 105.

Ensuite les craintes : Qui donc a entendu ? Qui donc s'en est ému ? Que faisaient les puissants de ce monde tandis que la Vierge Marie apparaissait à la Salette ? Surtout, qu'ont-ils faits après et, plus encore, qu'ont-ils faits depuis ? Trente-trois ans séparent l'apparition du moment où Bloy rédige son texte. Très peu en ont parlé, plus rares encore sont ceux qui en ont tenté une analyse. Y a-t-il eu remise en question ? Et puisqu'il semble bien que non, quel sera le prix de ce mépris ? Que devrons-nous payer pour avoir encore une fois repoussé la main de Dieu, pour L'avoir de nouveau humilié ? Faut-il penser à ce que Bloy ne verra pas et qu'il prophétise :

« J'ai pensé qu'il pouvait être utile, aux approches évidentes des derniers temps du monde et sous la menace des exterminations universelles, de tenter un effort nouveau pour attirer à la lumineuse méditation des Textes Sacrés les âmes égarées dans le labyrinthe pestilentiel des littératures simplement humaines... », p. 201.

Ce texte, écrit 35 ans avant la Grande Guerre qui acheva Bloy, et en laquelle il a de toute évidence cru contempler les exterminations universelles, Bloy le garda toute sa vie sous le coude, sans pouvoir l'achever, pour la raison simple qu'un tel travail d'exégèse ne pouvait être épuisé.

« Entre l'homme revêtu involontairement de sa liberté et Dieu volontairement dépouillé de sa puissance, l'antagonisme est normal, l'attaque et la résistance s'équilibrent raisonnablement et ce perpétuel combat de la nature humaine contre Dieu est la fontaine jaillissante de l'inépuisable Douleur. », p.27.

A la Grande Guerre a succédé un cataclysme qui dépasse les superlatifs. La Première a eu des noms : la Grande ou la Der des Ders (la dernière, promis, juré, craché, et cette promesse à qui était-elle faite, sinon à Dieu ?) ; on peut nommer ce que l'on reconnait, ce qui appartient encore à l'échelle humaine. La Seconde n'a pas eu de nom, elle est restée l'innommable. La Première Guerre Mondiale était la Grande, la Seconde fut au-delà, elle n'a pu être qualifiée. Nous vivons donc au-delà de cet au-delà. Mais où sommes-nous donc ?

Si mon peuple ne veut pas se soumettre, je suis forcée de laisser aller la main de mon fils.

« Ainsi le mépris pour la Mère de Dieu, depuis Salomon jusqu'à Saint Paul, chemine à travers trente générations, de la Mort au Néant, et c'est, dans le sens effroyable des repentirs divins, le progrès du Bras de Son Fils. Aucun artifice de langage ne traduirait convenablement la quantité de menaces contenue dans cette expression si étrangement redoublée : La lourdeur et la pesanteur du Bras de Mon Fils ! Et il semble que la terreur doive monter à son comble quand la Gloire de Dieu vient nous dire en pleurant qu'Elle ne pèse plus assez lourd et que ce Bras va tomber sur nous ! », p.120-121.

A-t-elle finalement pesé encore assez pour qu'il restât quelque chose des enfants de Dieu à l'issue de la Première Guerre ? Lors de la Seconde, c'est tout le bras de Jésus Christ, sans plus rien pour le retenir qui s'est abattu ? La seconde n'a pas d'autre nom, l'homme s'y est dépassé, il n'a pas tenu sa promesse, ce n'était pas la Der des Ders, et l'homme a renoncé à sa liberté pour écraser la Mère de Dieu, pour écraser tout.

La deuxième partie du livre, Paraphrase du Discours, est d'une approche plus délicate.
Bloy corrèle les dernières mots des sept martyrs du second livre des Maccabées avec les sept douleurs de la Vierge. Difficile de se faire une idée sur une telle interprétation, sinon qu'elle rejoint la principale cause de l'insoumission du peuple sur laquelle le bras de Jésus Christ s'abattra. Ce ne sera pas par manque de sentiment :

« Au contraire, il n'y eut jamais de siècle plus sentimental. Depuis le Directoire où commença la grande ère du sentiment, jusqu'à notre charmante époque d'oligarchie municipale qui va remplacer définitivement la charité chrétienne par le sentiment supérieur d'une philanthropie administrative et républicaine, on peut dire si le sentiment, dans tous ses genres de manifestation, nous a jamais manqué. », p.107.

Ni par manque d'intelligence :
« N'avons-nous pas avalé toutes les formules et dépassé tous les systèmes ? Depuis l'enthymème cartésien jusqu'à la singerie de M. Littré, quel chemin ! », p. 109.

Ce que la Vierge identifie à la Salette et qui est cause de la chute de son peuple, c'est l'absence de volonté :
« Les goujats escaladent de toutes parts la civilisation. Les aristocraties s'éteignent comme des flambeaux épuisés autour du catafalque solitaire de la Noblesse humaine décédée. Les rois n'ont plus la force de soutenir leur diadème et s'évanouissent sous le fardeau de leur dérisoire Majesté. », p.111.

Aujourd'hui, tandis que l'état français est à la veille de prêter son armée à l'Islam pour anéantir, entre autres, les derniers chrétiens d'Orient, il est visible qu'il ne nous reste rien, plus d'honneur, plus de pays, plus de courage, la fille aînée de l'Eglise s'est mise au tapin ; et bientôt nous perdrons aussi notre langue puisqu'il est si bien dit qu'une langue, c'est un dialecte et une armée (Weinreich). Sans armée pour le défendre, le français sera bientôt lettre morte. Et par suite tout ce que nous aurons écrit.

______________________
Le symbolisme de l'Apparition, Léon Bloy, Rivages, 2008, 218 pages.


vendredi 30 août 2013

Missiles dominici




On retrouve Rem Tolkatchev, le marionnettiste en chef des services secrets russes. C'est un personnage qui sait ce qu'il fait, qui sait pourquoi il agit et qui n'a besoin pour exister de rien d'autre que du succès des opérations qu'il organise. Par cela il est incorruptible et par cela il semble ne plus avoir d'équivalent à l'Ouest ; Ouest personnifié, qu'on le veuille ou non, par notre ami SAS, le bougre étant la parfaite antithèse de l'incorruptibilité. 

Depuis 1965, ses capacités sexuelles sont infatigables, par contre on ne perçoit plus guère de capacités intellectuelles, ni létales, ni finalement morales. Les scènes de cul sont autant d'abîmes dans le récit. SAS est sous l'emprise d'une malédiction qui l'oblige à voir en chaque belle femme, un tonneau des Danaïdes qu'il doit remplir de sa semence. Toute affaire cessante. Quels que soient les enjeux du moment, quels que soient les risques encourus. Il arrête tout, il oublie tout, il n'est même plus là. De nouveau, le pauvre est tombé dans un trou. La réalité des histoires SAS est ainsi percée de trous dans lesquels le héros, d'un comique involontaire, tombe toujours et desquels il remonte tout humide un peu plus tard, à la force de ses petits bras, toujours un brin groggy, toujours se demandant en regardant le ciel : où en étais-je ? 

Les américains qui se prennent les pieds dans le tapis, qui ne savent pas trop où ils vont. Le FBI qui fabrique un terroriste pour s'attribuer ensuite le mérite de son arrestation. Mauvaise idée, bien sûr. Des missiles sol-air Igla S qui disparaissent. La CIA prête à trahir son pays si ça peut faire du tort au FBI. Le prince Malko Linge qui ne sait pas trop ce qu'il fait là-dedans et pointe son pistolet à boules sur tout ce qui peut se poser sur de hauts talons.
Avec de tels patachons, on ne se sent guère en sécurité et cet épisode donnerait bien envie de demander la naturalisation russe.

Au fil des épisodes, se dessine un portrait à charge des Etats-Unis et de ceux qui les suivent, pour reprendre la formule de Chauprade. A mesure que le nihilisme gauchiste (toujours Chauprade) se déploie, dispensant ses adeptes de toute remise en question, l'action politique des membres de l'Otan passe par un jeu paradoxal de lettres de cachet scellées du sceau du bien, et remises au suffrage d'une populace conditionnée par une addiction consumériste à faire ouioui.
Le bien : « Ce qui correspond aux aspirations essentielles de la nature humaine » (définition du TLFI). Jamais ce substantif n'a eu moins de sens qu'aujourd'hui, tant il est manifeste que l'idéologie qui nous accable n'oeuvre pas au nom de la nature humaine (qu'elle ignore), moins encore, par conséquent, pour son essence.

________________
Igla S, Gérard de Villiers, 2012, 320 pages.

jeudi 22 août 2013

Contre les mensonges



S'il est un livre à ne pas manquer cette année, c'est bien celui de Richard Pipes. Rares sont les mises au point aussi lumineuses et concises pour un sujet aussi vaste.

L'historien américain, spécialiste de la Russie, livre une synthèse de ses deux maîtres ouvrages : La révolution Russe et La Russie sous le régime bolchevique, dont les 1350 pages de preuves, d'explications et de sources irréfutables sont ici concentrées en 118 pages accessibles à tout public.
La désinformation a la vie dure et la démarche de Pipes est frappée au coin du bon sens : mieux que le milieu universitaire, l'opinion du grand public est à même de déchirer une bonne fois pour toutes le voile de mensonges patiemment ourdi par les révisionnistes. Pour ce faire, Pipes a rédigé ce petit livre fulgurant, boulet d'un canon forgé par une vie de recherche, étendard d'un solide porte drapeau, comme on voudra. 

Trois parties qui livrent les réponses à trois questions : 
- pourquoi le tsar est tombé ? 
- pourquoi les bolcheviques ont pris le pouvoir ? 
- pourquoi Staline a succédé à Lénine ? 

A ces trois questions le courant révisionniste martèle ceci : 
- la chute de l'Empire était inévitable parce qu'il était pourri, il n'aurait pas pu se maintenir ; 
- la victoire des bolcheviques était inéluctable parce qu'ils étaient portés par la volonté de tout un peuple ; 
- la victoire de Staline est un accident. 

Trois réponses que réfute Richard Pipes. Il démontre au contraire que :
- le tsar a surtout manqué de courage et d'un entourage volontaire ;
- la Révolution russe n'a de révolution que le nom, il s'agit en fait d'un vulgaire coup d'état chanceux mené par une poignée d'hommes, dans l'ignorance absolue du peuple ;
- l'emprise de Staline était inéluctable car le système mis en place n'allait à personne mieux qu'à lui.

La victoire de Lénine n'a tenu à presque rien et l'attentat manqué de Fanny Kaplan, s'il avait réussi, aurait tué dans l'oeuf le communisme. Les balles n'ont touché aucune partie vitale. Fanny Kaplan était myope et on se prend à imaginer un début d'uchronie où, en préparation de son attentat, Kaplan se ferait prescrire une bonne paire de lunettes.

Lénine est tué. Le communisme n'existera pas. Staline tel qu'on l'a connu non plus. Les millions de paysans d'Ukraine auront vécu. Le nazisme, qui a remporté les élections principalement sur la crainte du communisme, n'aura pas existé et Hitler aura vivoté de ses tableaux. Pas de 2e guerre mondiale. Pas de Shoah. 60 millions d'hommes épargnés. Pas de Chine maoiste, pas de Pol Pot, de Castro, etc.
Mais voilà, Fanny Kaplan était myope.

Et puis le premier pourquoi n'est pas moins troublant.
Le tsar aurait accepté les mesures sociales réclamées par son peuple. Il aurait de même répondu favorablement aux demandes répétées d'alliance par l'Allemagne et l'Autriche. Les Allemands gagnaient la 1er Guerre Mondiale. Quid de l'avenir de la France ? Ich bin ein Pariser?... Lénine ne trouve aucun soutien, il est éliminé par les Blancs. Le communisme ne sera pas, etc.

S'il est un des moments décisifs de l'Histoire moderne, c'est bien cet instant, dans cette usine, sous l'oeil trouble de Fanny Kaplan, la balle qui rate son but. Si elle l'avait atteint, le monde serait radicalement différent,  aucun de nous ne serait ce qu'il est aujourd'hui ; et jusque dans les plus infimes ramifications, ce billet n'existerait pas.

__________________
Les trois pourquoi de la Révolution russe, Richard Pipes, Editions de Fallois, 2013, 118 pages.

mercredi 21 août 2013

Shibumi




L'auteur dépeint un univers cynique où "l'Occident", campé par les agences gouvernementales américaines, est manipulé par une organisation secrète omnipotente dénommée MOTHER COMPANY, bras armé des multinationales du pétrole. Cette machination caricaturale permet à Trevanian de laisser libre court à son goût pour les mises en boîte, ridiculisant au travers de scènes truculentes mais vite répétitives, la CIA et consorts.
Comme les pays producteurs de pétrole sont en majorité arabes et que la MOTHER COMPANY travaille avec l'OPEP, il faut bien évoquer un peu les Arabes. L'auteur flanque donc les Américains d'un Arabe, en la personne d'un espion stagiaire stupide, dont la seule mission semble être de bien comprendre les blagues sexuelles du représentant de la CIA. Des gardiens de chèvres, voilà ce que sont les Arabes et ce qu'ils seront toujours, nous fait bien comprendre l'auteur.
Le plus gênant dans ce lourd dispositif, c'est que l'attaque ne vise pas seulement un fantasmatique sentiment de supériorité des Occidentaux, objectif qui serait déjà douteux, pour ne pas dire fatigant. Ce que l'auteur a en ligne de mire n'est rien moins que l'homme occidental en lui-même, le Blanc. Chez Trevanian, le Blanc est cynique, poltron et intéressé. L'Arabe est un sous-homme, le Noir probablement moins que ça encore. Ces deux races méritent à peine qu'on en parle. Le problème, c'est le Blanc. La misanthropie de l'auteur ne trouve son maître qu'en l'homme "oriental", à condition qu'il soit japonais, et à condition que ce Japonais n'ait pas été infecté par les humeurs occidentales. Le seul homme qui tienne est donc le Japonais gardien des valeurs traditionnelles de son pays. Un homme inflexible, plus flegmatique qu'un Monty Python face à la douleur, maître du jeu de Go...

Pour exprimer cela, Trevanian donne vie à un personnage tout en superlatifs, Nicholaï Hel, né d'une Russe et d'un Allemand et élevé par un Japonais. Hel est super fort en tout, il a le don des langues, il ne fait pas son âge, il est capable d'entrer en extase pour se régénérer, il a le don de proximité (un sixième sens qui lui permet de localiser mentalement tout ce qui l'entoure, surtout les menaces), il est super souple, il n'a pas peur du noir, ce qui lui permet d'être le meilleur spéléologue du monde, il est super créatif, il baise comme un Dieu, il peut tuer un homme avec n'importe quoi, etc. Bref, ce mec est super. Qui plus est son métier est "juste" : Nicholaï Hel est un tueur à gage qui n'élimine que des terroristes. C'est évidemment le meilleur dans sa partie. En fait c'est l'homme le plus dangereux du monde.
Bon.
Le don des langues est l'un des attributs du diable et ce héros qui n'aime rien tant que les profondeurs de la Terre, par son patronyme évocateur, par sa vie de château et son secret, par la fascination qu'il inspire à ses adversaires, par le pouvoir de nuisance qu'on lui prête, serait presque une incarnation du Prince de ce monde, n'était cette impression que Trevanian, lui-même spéléo, lui-même reclus des Pyrénées, rêvant d'atteindre comme son personnage l'état de Shibumi (sorte de détachement parfait), s'est grossièrement livré à une manière de portrait de l'artiste tel qu'en lui-même espéré. Mais peut-être se prenait-il pour le diable en personne ?

Ce qui sous-tend l'ouvrage c'est un mépris, un dégoût même, pour le faible (physique ou moral), et pour toute loi qui prendrait en considération celui-ci. La religion chrétienne est naturellement et comme toujours une cible de choix.
Reste quelques remarques assez piquantes sur les travers de la société de consommation, le politiquement correct, l'antiracisme. Le roman datant de 1979, on ne peut retirer à son auteur ses talents d'observateur, mais ça ne le rendra pas moins ricanant, ni plus respectable.



_______________________
Shibumi, Trevanian, Gallmeister, 2008, 443 pages.

jeudi 15 août 2013

Le sergent dans la neige


« Le lieutenant voulut tirer un coup de pistolet pour s'assurer que les sentinelles ne dormaient pas. Son arme fit : clic. J'appuyai sur la gâchette de mon mousqueton et le mousqueton fit : clic. Il me dit alors de lancer une grenade à main et la grenade ne fit même pas : clic. Elle s'enfonça dans la neige sans le moindre bruit.
   Il faisait un drôle de froid. », p. 24.

Les soldats de l'Axe fuient les terres russes, vaincus à leur tour par un hiver inimaginable. Se battre contre des hommes par -40°. Imagine-t-on ? L'homme n'est plus l'ennemi, l'ennemi n'est plus un homme. Les soldats se battent contre le froid et la faim, ils attaquent les Russes, non plus pour les terrasser, mais pour gagner un abri, un toit, un lit de paille et un poulet à rôtir. La lutte qui les opposait les beaux jours a moins encore de sens dès lors que le ventre crie famine, que les mains et les pieds gèlent. D'ailleurs, quand on y regarde de près, la question du sens ne se posent jamais à ces Italiens et ces Allemands. Leur présence, les cadavres qu'ils génèrent, leur épaule chargée de lourdes armes d'acier, les marches forcées. Si tout ça avait du sens, ils en chercheraient le chemin dans les moments de doute. Or ça ne se fait pas. Dans les moments durs, ils voient le pays, un café au lait, un bon lit avec des draps ; ils revoient le soleil. Ils ne savent pas ce qu'ils font là, mais ils se relèvent toujours, mettent un pied devant l'autre, ils marchent. Ils marchent comme marchait le sergent Bourgogne cent trente ans auparavant, dans une autre déroute ; ils marchent sans fin et presque au hasard dans l'obscurité glacée. Les conditions sont les mêmes, les enjeux tout aussi ignorés. Survivre, voilà, c'est bien tout. Ils sont venus là pour en revenir et penser à ceux qui y seront restés.
Ils en oublient même la guerre parfois. Sven Hassel avait conté l'un de ces moments étranges où les ennemis s'oublient et se rejoignent pour partager un plan d'eau et s'y baigner dans de grands éclats de rire. Puis, rafraîchis, ils s'en retournaient, chacun derrière sa mitrailleuse, et reprenaient le massacre. Ici, le sergent Rigoni, affamé, la neige jusqu'au genoux, slalome entre les balles, frappe à la porte d'une isba, entre :

« Il y a là des soldats russes. Prisonniers ? Non. Ils sont armés. Et ils ont l'étoile rouge sur leurs bonnets ! Moi, je tiens mon fusil. Pétrifié, je les regarde. Assis autour d'une table, ils mangent. Ils se servent en puisant dans une soupière commune, avec une cuiller en bois. Et il me regardent, la cuiller immobilisée à mi-chemin de la soupière. Je dis : "mnié khocetsia iestj." Il y a aussi des femmes. L'une d'elles prend une assiette, la remplit de lait et de millet à la soupière commune, avec une louche et me la tend. Je fais un pas en avant, j'accroche mon fusil à l'épaule et je mange. Le temps n'existe plus. Les soldats russes me regardent. Les femmes me regardent. Les enfants me regardent. Personne ne souffle. Il n'y a que le bruit de ma cuiller dans l'assiette. Et de chacun de mes bouchées.
   - Spaziba, je dis en finissant.
   La femme reprend l'assiette vide que je lui rends et répond simplement :
   - Pasa Usta.
   Les soldats russes me regardent sortir sans bouger. [...] C'était tellement simple. Et les Russes étaient comme moi, je le sentais. Dans cette isba venait de se créer entre les soldats russes, les femmes, les enfants et moi, une harmonie qui n'avait rien d'un armistice. C'était quelque chose qui allait au-delà du respect que les animaux de la forêt ont les uns pour les autres. Pour une fois, les circonstances avaient amené des hommes à savoir rester des hommes. », p. 162 à 164.

Des hommes étonnés par leur nature bonne et prenant conscience que c'est sur le champ de bataille qu'ils composent, tandis que pour eux-même ils inclinent à la fraternité, à la soupe partagée. Et parmi ces hommes poussés au pire, il en est certains comme Rigoni, comme Bourgogne ou Hassel, qui malgré l'épuisement, la faim, le froid et les blessures, ont encore la force d'écarter l'horreur et d'atteindre l'autre autrement que par le fer et le feu. 

___________________________
Le sergent dans la neige, Mario Rigoni Stern, 10/18, 1995, 191 pages.

dimanche 11 août 2013

En rade, de Huysmans





« Comme elle était avachie ! il est vrai que les hommes se la repassent depuis tant de siècles ! au fait, quoi d'étonnant ? La Vérité n'est-elle pas la grande Roulure de l'esprit, la Traînée de l'âme ? Dieu seul en effet sait si, depuis la genèse, celle-là s'est bruyamment galvaudée avec les premiers venus ! artistes et papes, cambrousiers et rois, tous l'avaient possédée et chacun avait acquis l'assurance qu'il la détenait à soi seul et fournissait, au moindre doute, des arguments sans réplique, des preuves irréfutables, décisives. », p. 196.

Le pauvre Jacques Marles, pour fuir ses créanciers parisiens, s'enfonce dans les terres de Provins avec femme et bagage, et l'idée vague que la campagne leur fera du bien, lui pour se faire oublier, elle pour revigorer une santé difficile. Ils sont plus ou moins accueillis par Antoine et Norine, parents éloignés de Louise, des paysans vivant à l'ombre d'un château en ruine. Chassé de Paris par les ennuis d'argent et la férocité des hommes, Jacques rêvait d'une thébaïde et peut-être aussi, à l'instar d'un Lévine, chez Tolstoï, espérait-il connaître la vie simple et juste du paysan. Sauf qu'ici comme ailleurs, tout se paye, et même un peu plus cher. On les accueille, mais on ne leur offre rien ; le château mis à leur disposition est insalubre et les deux paysans se révèlent aussi bestiaux que filous, dépossédés de la moindre pitié. Nos deux parisiens sont des touristes avant l'heure que les ruraux vont s'ingénier sans finesse à tondre. Jacques et Louise ont fuit les goules de la ville pour les ogres de la campagne.
Le cauchemar commence. Les rêves s'enchaînent.
Quelque chose est absent de la vie de Jacques, quelque chose qu'il ne parvient pas à identifier. Est-ce le confort moderne ? son appartement parisien si douillet et dont il ne peut plus jouir. Est-ce l'amour de sa femme ou le plaisir de l'étreinte ? Louise qu'un mal inconnu lui rend inconnue. Est-ce les stimuli de l'étude ? Jacques commence, mais ne finit jamais rien. Ou bien est-ce ce qu'il entrevoit presque, tandis qu'il explore la chapelle jouxtant le château, qu'il contemple, désolé, un Christ souillé de guano, les restes des petites victimes des rapaces nocturnes éparpillés derrière l'autel ? Le sentiment de ce qui devrait relier tous les hommes et qu'ils ont rejeté, abandonné, oublié. Le château tombe en lèpre, la gloire est déchue. Jacques est avide et vide tout à la fois, comme s'il lui manquait un serment qui put le combler et l'animer enfin. Une présence nécessaire qu'il lui faudrait maintenant nommer.

_______________________
En rade, Joris Karl Huysmans, Folio, 1984, 256 pages.
Real Time Web Analytics